"L’envers du décor"
Felice Varini : l’espace architectural comme support
En 2003, invité par la galerie parisienne SiteOdéon°5, l’artiste Felice Varini expose in situ deux œuvres dans l’espace de la galerie SiteOdéon°5 place de l’Odéon. Il intervient également à l’extérieur, place de l’Odéon, en peignant une œuvre monumentale. La peinture rouge intitulée « Sept droites pour cinq triangles » a comme support les éléments qui composent l’espace de la place de l’Odéon : l’entrée du théâtre en travaux avec ses colonnes, les baraques de chantier, les échafaudages, les façades et fenêtres des immeubles à l’entour.
Artiste franco suisse qui, depuis près de trente ans, conçoit une œuvre située à la frontière de la création picturale ; Varini développe son travail et sa peinture en dehors du tableau.
Les paysages urbains et les espaces fermés, avec les éléments architecturaux en présence, constituent le terrain d’action où il réalise une peinture.
Petit retour en arrière. A partir de 1919, l’artiste constructiviste russe El Lissitzky, développant les recherches de Kasimir Malevitch, amorce, avec les tableaux intitulés Proun littéralement « Projet pour la fondation de nouvelles formes artistiques », la réalisation d’un vaste programme conceptuel où le spectateur est intégré à l’œuvre. En 1923, il réalise à Berlin un espace Proun où le spectateur est invité à se déplacer dans la salle en suivant les rythmes des formes plastiques disposées en relief sur les murs. Grâce à sa motricité et au temps, le spectateur est en mesure d’appréhender l’œuvre dans sa totalité. C’est une révolution car ce qui ne pouvait être auparavant parcouru qu’en esprit dans le tableau de chevalet devient à présent directement expérimentable par le spectateur à l’image d’une création de Varini dans laquelle on déambule.
De 1982 à 1984, au début de sa carrière, Felice Varini travaille rue d’Ulm dans l’église parisienne « A Pierre et Marie » vouée à la démolition.
Véritable laboratoire où œuvrent entre autres Daniel Buren, Tony Cragg, Lawrence Weiner, Jenny Holzer, Dan Graham ; Varini va au cours de deux années se confronter à une architecture monumentale. Pour les quatre pièces qu’il réalise durant cette période, l’architecture intérieure de l’église, ses sections et contours sont soulignés par des lignes peintes qui forment une image bidimensionnelle. Dans ce lieu ouvert au public en permanence, ce sont les artistes qui sont les commissaires des expositions. Sur une longue durée, Varini interroge ses principes picturaux et continue son expérience de l’espace.
Il déclare à propos de ses interventions : « La découverte d’un espace comme support pictural est un processus extrêmement complexe ; ce n’est pas comme se retrouver face à la toile blanche. L’intervention dans un site exige par rapport à la peinture une attitude d’autonomie qui porte en elle le germe de l’indépendance ».
Par la suite, ses travaux révéleront une forme peinte sur un seul plan ; forme qui se détache et se superpose à l’architecture à laquelle elle ne semble pas appartenir.
En 2003, le point d’ancrage de l’œuvre qui réunit place de l’Odéon tous les segments de peinture rouge pour composer une image cohérente est placé par l’artiste, à la hauteur de ses yeux, devant la galerie SiteOdéon°5.
Cette station présente pour l’observateur une forme bien définie qui semble flotter dans l’espace ; phénomène insolite dans cet environnement. C’est l’œil qui construit l’œuvre.
Le spectateur qui regarde la place avec son foisonnement de lignes, de courbes et de points créant de la profondeur, a la sensation d’être face à une peinture sans perspective.
En proie à une illusion optique figurant une forme géométrique pure, l’observateur présume que la forme est peinte sur un seul plan alors que, dans la réalité, plusieurs mètres peuvent séparer les segments.
Pour une lecture homogène et construite de la forme peinte, le spectateur est amené à rechercher le point de vue imaginé par l’artiste. Lorsque l’on sort de celui-ci, une infinité de points de vue apparaît. Le travail de Varini peut s’appréhender dans l’ensemble des points de vue.
Techniquement, Varini exécute dans le lieu à peindre, de nuit, une ébauche de la forme en plaçant des fragments de papier sur un rétroprojecteur qui reproduit l’image dans l’espace. Puis, à l’aide d’échafaudages et de grues, il reporte à la craie sur les surfaces à peindre les contours des segments. L’étape suivante consiste à coller dans les segments les bandes peintes de papier d’affichage avec une colle cellulose. Grâce à ce procédé écologique, les bandes peuvent être ôtées sans endommager les surfaces.
Superposer une œuvre d’art à une architecture urbaine est un parcours semé d’embûches. On imagine mal les efforts développés par la galerie SiteOdéon°5 et Varini pour que toutes les personnes concernées souscrivent au projet sans l’entraver, la peinture se déployant sur des éléments disparates : édifices publics, immeubles d’habitation, zone de chantier.
Pendant une année et demi, près d’une centaine de personnes - commerçants, propriétaires, syndics – sont contactées et rassemblées autour du projet de l’installation de Varini qui restera en place les trois derniers mois de l’année 2003. Les autorisations auprès des services administratifs, culturels et techniques de l’Etat, de la ville de Paris, de la mairie du 6e arrondissement et de l’entreprise en charge du chantier sont également indispensables.
Puisque l’intervention de Varini peut gêner visuellement (bandes peintes collées aux vitres des fenêtres) dans leur vie privée ceux qui habitent sur la place de l’Odéon, il a fallu déployer beaucoup de diplomatie. Il n’est pas envisagé de proposer, selon la formule consacrée, des « dommages et intérêts » aux personnes associées au projet.
Si l’on extrapole, peut-on imaginer une société d’affichage qui démarcherait les particuliers et les entreprises pour poser un panneau publicitaire en les invitant à louer gracieusement un espace sur un mur ?
Je ne le crois pas et c’est pourquoi l’intervention artistique de Varini, dans ce contexte, est une « performance » ; performance démontrée par un succès populaire.
Un particulier sollicité, m’a-t-on signalé, a refusé de participer au projet. Plusieurs rendez-vous ont eu lieu à la galerie. Varini, jusqu’au bout, a tenté d’expliquer sa démarche sans résultat. Pour ne pas empiéter sur la façade et la fenêtre de la personne concernée, l’artiste a donc conçu un parcours différent avec un angle nouveau pour la forme peinte représentée.
Le point de vue de ce récalcitrant est le suivant : « Je n’aime pas l’art moderne et je n’ai aucune explication à vous donner. Je suis contre le projet et je m’y opposerai. »
Le rejet de l’art contemporain ne serait-il pas dû à une méconnaissance de l’art moderne ?...
En définitive, cette difficulté du début s’est transformée de façon positive. Quand les algéco ont été installés pour les travaux du théâtre, l’angle nouveau adopté par Varini correspondait mieux à l’architecture du lieu. La peinture rouge « Sept droites pour cinq triangles » est venue courir sur l’ensemble de l’espace architectural de la place de l’Odéon.
Quand Varini installe une œuvre en extérieur, les passants peuvent, à n’importe quelle heure de la journée et de la nuit (il est conseillé de venir les nuits de pleine lune car la peinture n’est pas éclairée !), déambuler dans le tableau et rechercher « le » point de lecture.
Par ailleurs, l’intervention de Varini place de l’Odéon a établi un véritable lien social et une étude sociologique de la place pourrait en découler. Les habitants ont fait connaissance avec leurs voisins à l’occasion des réunions pour le projet ; ce qui n’est déjà pas si mal.
On a beaucoup parlé dans le quartier avant, pendant et après. Placé dos au théâtre, en regardant sur la gauche, vous remarquerez même un fragment de peinture qu’un particulier a souhaité conserver près de sa fenêtre ; manifestation amicale et pérenne à l’égard de l’artiste. Une association culturelle a été constituée par les riverains à l’issue de l’intervention de Varini. Les installations de Varini créent de la vie dans les lieux qu’elles occupent à l’image d’une intervention de Rirkrit Tiravanija (si l’on excepte celle du MAMVP à Paris…).
Par ses interventions éphémères et ludiques - expérience esthétique originale qui permet d’observer un tableau dans une réalité quotidienne - Felice Varini investit un champ artistique en marge de ce qui est présenté dans les musées, centres d’art et galeries. Soutenu par des entreprises et de nombreux collectionneurs privés, Varini s’inscrit dans une large communauté. D’un lieu fonctionnel ou social, il fait un « tableau » et de cette façon invite le monde à l’explorer et à composer sa propre peinture.
Vincent Chabaud
Sources :
Felice Varini, Georges Verney-Carron et Agnès Violeau de la galerie SiteOdéon°5, Paris
Felice Varini, Points de vue, éditions Lars Müller, Baden/Suisse, 2004
L’art de l’exposition, Trierweiler, éditions du Regard, Paris, 1998
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