Felice Varini
Les oeuvres de Felice Varini sont des pièges optiques jubilatoires qui fixent la relativité de l’espace et du temps.
Arpenteur des villes, Felice Varini n'a pas directement pignon sur la cosmopolite rue Saint-Maur du 11e arrondissement de Paris. Son atelier, une simple pièce au premier étage d'une arrière-cour parisienne, est blanc. L'espace, sommairement meublé, y semble vaste. Ici, il n'y a rien à voir. Pas de trace apparente de son œuvre. Pourtant, c'est bien là que tout commence et que tout finit, aussi.
Le lieu comporte deux tables de travail, l'un dévolu au poste informatique, l'autre à la conception ; ainsi qu'un pan d'étagères murales où l'artiste a aligné ses archives dans des boîtes cartonnées classées par ordre chronologique, et déposé son matériel de base : rétroprojecteur, table lumineuse, marqueurs de couleur, lames et calques...
L'artiste - on aimerait trouver un mot capable de rassembler à la fois la qualité de peintre, de scénographe et de photographe - pratique son art in situ, à même les lieux qui le reçoivent, et ses créations ne peuvent exister hors du champ spatial qui les a suscitées.
D’essences abstraites et conceptuelles, ses peintures en trois dimensions, n’en sont pas moins concrètes et matérielles. Praticables de l’intérieur, elles balisent l’espace architectural dans lequel se meut le promeneur. À ce dernier donc, de circuler au travers de singulières mises en scène afin d’en expérimenter le champ avec les sens...
Ses photographies – souvent de grands formats en noir et blanc placés dans les paysages – ouvrent les perspectives davantage qu’elles ne font obstacle à la vue.
À l’origine de son attrait pour les espaces, le parcours de cet artiste Suisse du Tessin, fier de partager la même origine que les frères Giacometti et Niele Toroni, passe par le dessin, puis par les arts de la scène : « Je n'aimais pas vraiment l'école, je préférais peindre. Puis, quand j’ai eu vingt ans, je me suis tourné vers le théâtre», raconte Varini de sa jeunesse. « Notre troupe discutait après les représentations avec le public. Ces échanges à bâtons rompus remettaient en cause notre jeu et nos mises en scène. Ils nous apprenaient à maîtriser les perceptions et à manipuler la distance scénique. »
Son retour à la peinture s'effectuera à la lumière de cette expérience. Limité par la surface plane et le format de la toile – les châssis et les cadres contrarient sa nature indépendante - Varini recherche son champ d’intervention idéal. Il développe ses recherches en direction de l'espace architectural et du paysage urbain. Les volumes et les perspectives s’avèrent riches de possibilités : leurs angles multiples lui permettent de se sentir mobile, d’expérimenter la mutation des formes et de mettre l’œuvre picturale ou photographique « en mouvement », à l’instar des éclairages et des vues qui, selon les heures et les saisons, modifient notre perception du cadre environnant.
« Depuis mon installation en 1978 à Paris, mes peintures comme mes photographies, placent celui qui les regarde dans un rôle actif. Mes œuvres s’attachent à offrir un espace scénique. Elles invitent en quelque sorte, le spectateur à entrer dans le tableau, et à en devenir partie prenante. »
La méthode de travail employée est rigoureusement réglée, toujours identique : à l'aide d’appareils optiques, l’artiste projette dans l'espace une forme dévolue au lieu investi, puis peint ensuite à même le tracé.
Mais Felice Varini n’estime la pertinence de son œuvre qu'une fois la pièce achevée. Pour ce faire, il doit oublier l’image première projetée dans le volume afin de pouvoir s'intéresser aux fragmentations, aux dilatations picturales qui ont émergé dans le bâti : sur les fenêtres et dans leurs encoignures, sous les corniches et le long des murs, sur le sol et au plafond. Le point fixe d’où l’artiste projette la forme et contraint la fuite des lignes, devient alors prétexte à une infinité de points de vue.
Bien que la découverte du point focal déclenche toujours chez le spectateur une véritable jubilation car il est enfin parvenu à résoudre les aberrations de la perspective, les œuvres sont davantage une invitation à appréhender le caractère paradoxal de la construction optique, plutôt qu’à découvrir la forme géométrique élaborée à partir du point de projection.
Pour le passant, confronté sans préparation particulière à cette forme d'expression plastique, l’expérience peut comporter quelque chose de déstabilisant car les œuvres jouent à l’envi des proportions et des échelles. Elles perturbent et désorientent :
« Je conçois des formes géométriques généralement simples : carrés, triangles, ellipses, cercles, rectangles, lignes », explique sobrement l’artiste. « Ces compositions appellent les trois couleurs primaires, des couleurs secondaires, et du noir et blanc. Mes peintures apparaissent d’abord à la personne sous forme d'un tracé déconstruit qui ne lui évoque rien de familier ni de connu, d'où la perturbation. Par le déplacement du corps, le tracé initial vient à apparaître progressivement dans sa forme composée. L’œuvre lui procure l’illusion de se construire sous ses yeux. » Les anamorphoses de Varini projettent le spectateur au cœur d’un univers en 3D dont il devient le moteur. Ainsi peut-il faire l'expérience de la forme construite et s'en abstraire à loisir.
Mais Felice Varini ne se contente pas d'intervenir dans les architectures. Ses installations photographiques révèlent au citadin qu’il soit piéton ou automobiliste, l’existence d’un « paysage dans le paysage ». Placées dans le contexte urbain, ses prises de vues donnent généralement à voir l’envers du décor qui nous environne, la face cachée des choses visibles : le jardin que dissimule une clôture, la ligne d’horizon que masque un bâtiment de grande hauteur. En contexte rural, les grands formats photographiques de l’artiste évoquent des moments particuliers comme le souvenir immuable d’un chemin enneigé par l’hiver alors que le plein été bat la mesure. « Je fixe le présent pour confronter le temps à l'espace. Mes installations photographiques, sont aussi destinées à révéler la perception que nous avons du quotidien. »
La créativité de l'artiste est aussi prolifique dans les villes, que dans les architectures aux configurations multiples. Ainsi, pour l'exposition « Tabula Rasa » de Bienne en Suisse, il place une photographie de 4,20 mètres de haut et 15 mètres de large sur le pignon d'un immeuble d'habitation collective : « Farouchement opposé à l'art contemporain, le propriétaire du bâtiment avait bloqué la mise en place de l'échafaudage », se souvient Varini. « Par chance, le commissaire de l'exposition a fini par en avoir raison. Très curieusement, une fois la photographie installée, cette personne a radicalement changé de position ! »
Reproduire l’expérience ailleurs, ne lui déplairait certes pas, mais l'idée de devoir passer son temps à arracher des autorisations pour mettre en œuvre ses projets le démotive passablement... Si, à Linz, le projet prévu sur une dizaine de bâtiments de la ville, n'a finalement pu se concrétiser, celui de Mexico a bel et bien vu le jour: cinq kilomètres d’images défilant non stop à travers les pare-brises des millions d’usagers du « periferico » de la mégapole d’Amérique centrale.
Contrairement à la majorité des artistes qui opèrent dans des cadres définis, Felice Varini s'empare de toutes les dimensions. En inscrivant ses œuvres dans la démesure, il évacue toute tentation de culte de l'œuvre, car de son point de vue, « l’art objet » est devenu d'arrière-garde.
Il est vrai que lui, Varini, n’a ni collection à vendre, ni tableau à stocker : « Je suis libéré de toute contrainte matérielle et logistique. Comme un musicien qui se produit sur scène, je demande des honoraires, que le commanditaire soit une galerie, un collectionneur, une ville ou un centre d’art. Ceci n'empêche en rien la revente des œuvres : je m’engage à les adapter aux espaces intérieurs et extérieurs des nouveaux acquéreurs. » Convaincu par la formule, le Musée d'art moderne de la ville de Paris a acheté une pièce conçue pour un collectionneur huit ans plus tôt.
Les compositions optiques de l’artiste seraient-elles promises à de beaux jours devant elles ? « Lorsque je ne serai plus là, mes archives resteront », lance Varini devant l’enfilade de boîtes cartonnées de son atelier. « Elles contiennent mes plans, mes études, la trace de mes réalisations in situ. Ces documents rendront possible la réinterprétation de mon œuvre. Quand un musicien disparaît, ses compositions demeurent bien sur des partitions » !
Marie Marques
Paris, 1998
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Felice Varini
Felice Varini’s fleeting works are joyous optical tricks which explore the relativity of time and space.
A seasoned urban explorer, Felice Varini possesses a studio in Paris’s cosmopolitan Rue St-Maur, hidden from the street in an insignificant rear courtyard. A simple room on the second storey, the white, sparsely furnished space appears enormous. There is absolutely nothing to see here – no apparent trace of Varini’s work – yet this is where everything begins, and also where it all ends.
The space contains two work surfaces – one for the computer terminal, the other for design – as well as a wall of shelving on which Varini keeps his archives, lined up in chronologically ordered cardboard boxes, and his basic equipment: an overhead projector, a light box, colour markers, blades, tracing paper, etc. For this particular artist – if only one could find a word to express the combined activities of painter, scenographer and photographer – creates his art in situ, away from the studio, and his works cannot exist outside of the spaces that engendered them.
While abstract and conceptual in nature, Varini’s three-dimensional paintings are nonetheless concrete and material. One discovers them from within as one moves through the architectural space which is their canvas, exploring with one’s senses their singular staging. As for Varini’s photographs, they generally take the form of large-format black-and-white prints placed in the landscape; rather than closing the view, they open it up to what lies beyond.
Varini’s interest in the manipulation of space stemmed from his early experiences. A native of Ticino in Switzerland – proud to share the same origins as the Giacometti brothers and Niele Toroni – he experimented first with drawing and then with acting. As Varini himself recalls, “I didn’t really like school, I preferred to paint. Then, at 20, I became interested in theatre. After performances our company held discussions with members of the public. These conversations caused us to question our acting and stage direction. They taught us to steer the audience’s perceptions and manipulate distance with respect to the stage.”
Varini’s return to painting occurred with the benefit of this experience. Feeling restricted by the format and flat surface of the canvas – the frame and stretcher inhibited his independent nature – he began looking for the ideal field of operation, orientating his search towards architectural space and urban landscapes. The volumes and perspectives they offer are rich in potential, the multitude of possible angles allowing Varini to feel that he is mobile, to play with the metamorphosis of form and to set his painted and photographic works “in motion,” in the manner of the evolving views and lighting conditions which, over the course of the day and the seasons, modify our perception of our surroundings. “Since my arrival in Paris in 1978, both my paintings and my photographs always place the viewer in an active position. My pieces seek to provide a staged space – in a way they invite the viewer to enter the scene and become a party to it.”
Rigorously calibrated, Varini’s working method is always the same: he projects a form devised for the particular space onto its surfaces, which he then paints directly. But Varini can only measure the aptness of his work once the piece has been finished; to do so he must forget the original form and instead consider the fragmentations and pictorial dilations that have appeared on the nooks and crannies of the window frames, under the cornices, along the walls, on the floor and on the ceiling. The single point from which the original form was projected has become the source of an infinite number of viewpoints. Although the observer always feels a certain jubilation on finding the focal point – at last one has succeeded in resolving the perspectival anomalies – Varini’s works do more than simply inviting the discovery of a geometric shape developed from the point of projection, encouraging as they do a consideration of the paradoxical nature of his optical constructions.
For the observer coming to this form of plastic expression without prior warning, the experience can prove slightly unnerving. Varini’s work plays with scale and proportion, troubling and disorientating perception. As Varini explains, “I generally compose simple geometric forms: squares, triangles, ellipses, circles, rectangles, lines. These compositions are rendered in the three primary colours, some secondary colours, and black and white. My paintings initially appear to the observer in the form of a deconstructed line which recalls nothing known or familiar, whence the effect of perturbation they produce. As one moves through the work, the line progressively appears in its composed form. One is thus under the illusion that the work is creating itself before one’s eyes.” Varini’s anamorphoses throw the observer into a three-dimensional world of which (s)he is the driving force: it is up to the viewer whether to experience the projected form or to escape from it.
But Varini does not just operate in architectonic space. His photographic installations reveal to the urbanite, whether pedestrian or motorist, the existence of a “landscape within the landscape.” When working in towns and cities, Varini’s images generally show us the underside of our surroundings, the hidden face of visible things – a garden dissimulating its fence, or a horizon blocking out a tall building, for example. In a rural context, his large-format photographs evoke particular moments, such as the unchanging memory of a snowbound path in the full height of summer. “I fix the present so as to confront time with space. My photographic installations are intended to uncover the perception we have of the everyday.”
Varini’s creativity is just as prolific in the urban landscape as in multi-facetted architectonic spaces. For the “Tabula Rasa” exhibition in Bienne in Switzerland, he placed a photograph 4.2 metres high by 15.0 metres wide on the side of a large apartment building. As Varini remembers it, “The building’s owner, who was violently opposed to contemporary art, blocked the erection of the scaffolding. Luckily, the exhibition curator managed to overcome the problem. Strangely, once the photograph was up, the owner radically changed his point of view!” While he would not be against repeating the experiment elsewhere, the thought of spending large amounts of time obtaining permission for his ideas rather puts him off... Although the project he devised for a dozen buildings in the town of Linz did not come to fruition, his intervention in the central-American megalopolis of Mexico City was indeed realized: a series of images parading non-stop across the windscreens of millions of motorists along a 5km stretch of the periférico.
Unlike the majority of artists, who work within strictly defined limits, Varini uses every dimension. By creating work that is not portable and cannot easily be contained, he sidesteps the temptation to make a cult object of the artwork. For him the “art object” has become a rearguard concept. Indeed he has neither a collection to sell, nor paintings to store. “I’m entirely free from material and logistical constraints. Like a musician performing on stage, I ask for a fee from whoever is commissioning the work, whether a gallery, a collector, a town council or an arts centre. This does not prevent my works from being sold on, however – I undertake to adapt them to the new owners’ internal and external spaces.” The Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, for one, was convinced, and bought a piece originally conceived for a collector eight years previously. So are Varini’s optical compositions guaranteed a bright future? “When I’m no longer around my archives will still be here,” explains the artist before the row of cardboard boxes in his studio. “They contain my plans, my preparatory drawings and a record of my in situ realizations, which will allow reinterpretations of my work. When a composer dies his music still survives in the score!”
Marie Marques
Paris, 1998
English translation : Andrew Ayers
12 July 2008
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